l'eSport au Tokyo Game Show : pourquoi le Japon boude-t-il cette discipline?
CHRONIQUE, ÉVÈNEMENTS
Visité par plus de 250 000 spectateurs, le Tokyo Game Show est l'un des événements mondiaux vidéoludiques les plus importants et le plus grand salon pour le jeu vidéo en Asie. Pas étonnant que tant de journalistes et d'experts en tout genre s'y précipitent quand on sait que le Japon est l'un des piliers les plus puissants du monde numérique. Paradoxalement, il reste très timide en ce qui concerne l'eSport, marché majoritairement conquis par ses voisins occidentaux et même asiatiques et qui pourrait potentiellement générer 1 milliard de dollars de chiffre d'affaires en 2018. Comment expliquer une telle contradiction? Pourquoi le principal acteur d'une industrie s'intéresse si peu à la professionnalisation de son secteur? D'autant plus troublant quand on sait que l'e-sport a officiellement été intégré dans les Jeux asiatiques de 2022 en Chine et qu'il frappe aussi aux portes des jeux Olympiques. Décryptage.
SECRETS D'HISTOIRE
Suite au krach du jeu vidéo de 1983 (ou 84 selon certains), l'industrie du jeu vidéo, principalement aux Etats-Unis, est au bord de la faillite. Comme pour son homologue financier, ce krach sera dû à la surexploitation d'une nouvelle niche prometteuse, les consoles de salon. Soit Atari, leader incontesté du secteur qui sortira, en 1975, sa version salon de Pong. Rappelons qu'à cette époque, le jeu-video était essentiellement en borne d'arcade, l'arrivée d'une console de salon était une vraie révolution. Capitalisme oblige, tout le monde veut sa part du gâteau et l'on dénombrera, rien que pour l'année 1977, 744 modèles de consoles de jeu vidéo diffusés aux Etats-Unis et, joystick sur le gâteau, la majorité de celles-ci ne proposera que des variantes de Pong (on va quand même pas être créatif en plus non?). Inondant tout sur son passage, cette vague déferlera en Europe, nouveau marché prometteur où, en France par exemple, on ne dénombrait alors qu'une seule société dans le jeu vidéo en 1980 : Brandt. La crise va ainsi toucher tout l'occident jusqu'à ce qu'un petit plombier moustachu sauve in extremis l'industrie aux Etats-Unis grâce notamment à l'importation d'une certaine NES.
De l'autre côté du globe, le Japon, épargné par ce déluge américain, développe et grossit ses rangs de gamers notamment par le jeu d'arcade. La velléité du "high score" se développe rapidement et la jeunesse nippone devient rapidement célèbre pour sa compétitivité. En témoigne la pénurie de pièce de 100¥ après la sortie de Space Invader en 1978, qui obligea le gouvernement Japonais à multiplier la production desdites pièces cette même année. A l'inverse des Etats-Unis, le Japon arrivera intelligemment à exploiter ce secteur en développant et proposant des consoles de salon à faible coût (pour l'époque) et surtout sans asphyxier son propre marché, ce qui lui permettra de ramasser la mise mondiale tout en sauvant l'économie du jeu-vidéo de la crise de 83 et d'en devenir l'un des acteurs principaux au niveau mondial.
L’ANCÊTRE DE L'eSPORT EST-IL JAPONAIS ?
Fait autrement plus troublant, il semble en effet que le Japon soit en plus l'un des précurseurs de la compétition sportive vidéoludique. Bien avant ses quelques compétitions telles que le Tougeki (2002) ou la Topanga League (2013), un système de classement se mît en place, principalement pour les jeux d'arcade, permettant ainsi aux gamers de se départager de manière compétitive : le Danisen, le plus connu étant celui de Street Fighter II. Les règles sont simples, lors d'une rencontre officielle entre plusieurs individus d'un même rang, si une personne remporte un certain nombre de points (5 le plus souvent) contre d'autres joueurs, il monte en grade. À l'inverse, perdre autant de points signifie une relégation. Une victoire représente un point, mais permet aussi de conserver sa place sur la borne afin de tenter d’enchaîner les victoires (tandis que le perdant laisse sa place). Une défaite signifie à l'inverse la perte d'un point. Un système somme toute basique mais terriblement efficace. Tant qu'en 1985, la société Hudson (Bomberman) crée le Hudson All-Japan Caravan Festival qui perdurera 8 ans. Chaque année, des camions équipés en matériel circulaient à travers 60 villes japonaises afin d'organiser des compétitions sur des objectifs de "scoring" sur une durée précise (2 ou 5 minutes).
EXPLICATION SOCIOLOGIQUE OU JURIDIQUE ?
Un rapide retour en arrière pose finalement plus de questions que de réponses. Résumons-nous : nous avons donc un pays, leader du marché du jeu-vidéo avec ses 2 géants Sony et Nintendo, précurseur de la compétition vidéoludique et une communauté de gamers bercée dans cette tradition. Pourtant, le Japon est quasi inexistant sur les titres réputés de la scène eSport tels que Counter Strike, Starcraft, Fifa ou encore Hearthstone. Seule exception confirmant la règle, l'émergence de quelques teams professionnelles dans les compétitions de League of Legend, telle que DetonatioN Gaming. Pourquoi alors une culture vidéoludique si poussée et un certain nombre de joueurs capable de véritables exploits techniques boudent-ils à ce point l'eSport? Nous n'avons pas bien sûr la prétention d'avoir toutes les réponses, cependant, certaines pistes semblent cohérentes pour l'expliquer.
- Les habitudes de consommation. La majorité des jeux usités dans l'eSport sont essentiellement sous plateforme PC. Or, la culture nippone n'a jamais été bercée dans ce support, comme nous l'avons vu précédemment les jeux d'arcades et les consoles de salon ont toujours été les principales plateformes utilisées par les gamers. S'ajoutent aujourd'hui les smartphones et les consoles portables, mais la communauté PC reste minoritaire. Autre fait étudié et avéré, les Japonais, majoritairement, ne sont pas friands des jeux type FPS, MOBA, ou RTS, la faible communauté de gamers PC nippons est essentiellement tourné vers les Visual Novels ou les RPG.
- Les freins législatifs. Les restrictions d'exploitation des contenus numériques en public et les règles encadrant les jeux d'argent ont indéniablement freiné l'arrivée de l'eSport dans l'archipel. En effet, il faut savoir que le Japon impose des règles très strictes en ce qui concerne les jeux d'argent malgré la place centrale qu'ils occupent dans les loisirs de sa population (Pachinko). Bien que le gouvernement Japonais souhaite assouplir sa législation (rappelons que les JO 2020 de Tokyo amèneront nombre de touristes, il serait dommage de ne pas avoir quelques casinos pour les accueillir), la Diète (parlement Japonais), elle, ne l'entend pas de cette oreille et souhaite préserver ses traditions comme 70% de la population d'ailleurs qui se prononce contre ces réformes. Bien évidemment, le jeu-vidéo n'est ni un jeu de hasard ou d'argent, cependant son nouveau statut, hérité de l’avènement de l'eSport, implique de facto sa professionnalisation, comment donc considérer ces compétitions sportives? Cette question, épineuse même chez nous (détermination du cadre légale du statut pro-gamer par le gouvernement français), provoque naturellement un flou juridique auquel s'adjoint la vision "Money Match" de la communauté de gamers japonais sur l'eSport (quand on voit les chiffres, on ne peut pas vraiment les blâmer).
LES INGRÉDIENTS SONT PRÉSENTS
Malgré son retard dans le domaine de l'eSport, le Japon n'est cependant pas au niveau 0. Il existe certes peu de joueurs japonais capables de vivre réellement de leur passion, mais il existe un certain nombre de semi-professionnels qui cumulent leur activité e-sport avec une autre activité rémunératrice. Certains conservent par choix leur activité d'origine malgré des revenus suffisants pour vivre sur leur activité eSport. Rappelons quand même que le vainqueur du tournoi Ultra Street Fighter IV du Capcom Pro Tour peut empocher la modique somme de 120 000$ (ça rapporte de mettre des gnons). Le potentiel est donc là, et le changement de mentalité dans l'archipel présage une implantation de plus en plus confirmé du sport vidéoludique en son sein. Preuve en est avec l'ouverture d'une section eSport dans l'établissement Tokyo School of Anime avec à la clé un joli pécule d'un million de dollars de la part de Nintendo. Sans compter la volonté du gouvernement à lancer le chantier de l'assouplissement juridique, l'eSport a donc bon espoir d'enfin conquérir les irréductibles japonais.
Dernier grand pas dans son implantation, le Tokyo Game Show 2017 justement. Pour la première fois dans l'histoire de ce salon, une scène dédiée aux tournois a été dressée au milieu du centre d'exposition de Makuhari. Cette scène sera ouverte au grand public samedi et dimanche, afin de voir s'affronter les meilleurs joueurs du monde sur des licences de jeux de combats et de football. Occasion immédiatement saisie par les "grands" du secteur vidéoludique nippon de prêcher pour la paroisse de l'eSport.
Nous devons nous pencher dessus [eSport aux J.O. ndlr] parce qu'on ne peut pas ignorer et dire ce n'est pas nous, ce n'est pas compatible avec les jeux Olympiques" Tony Estanguet, président du comité des JO-2024.
Notre vision est de mettre l'eSport sur l'agenda olympique, mais beaucoup de sports sont en compétition pour le même siège dans l'arène" Kenneth Fok, nouveau président de la Fédération asiatique d'eSports (Asef)
J'espère que les Japonais vont se rendre compte que gagner de l'argent et gagner sa vie en tant que professionnel du jeu vidéo est tout aussi génial que d'être joueur de tennis comme (Kei) Nishikori ou d'autres [...] beaucoup de gens ici ne connaissent même pas le mot eSport. Mais ce spectacle (au Tokyo Game Show) pourrait changer radicalement les choses" Taichi Shibuki, président de la société de jeux JPPVR.
CONCLUSIONS
Longtemps boudé, l'eSport semble réussir, petit à petit, à s'immiscer dans le marché nippon. Même si, comme nous l'avons vu, la levée des freins gouvernementaux est contestée, elle ne concerne que les jeux d'argent. Il est donc plus que probable que la compétition de jeu-vidéo soit rapidement déclassée de cette catégorie et ne subisse plus ces entraves juridiques. En revanche, les habitudes des gamers japonais et leurs goûts en terme de jeux impliqueront sûrement une très lente pénétration du marché. Mais si cela peut permettre à certains joueurs nippons de grand talent (et il y en a beaucoup) d'émerger au niveau mondial, cela aura au moins l'avantage d'apporter de nouveaux challenges et pourquoi pas de nouveaux styles de jeu dans un secteur déjà normalisé malgré sa jeunesse.
"Lorsque vous parlez de compétition contre d'autres, je pense que le problème est que vous vous référez à quelque chose qui a déjà été fait et que vous essayez de battre." Shigeru Miyamoto
Source : Les Echos / Kanpai / Le monde
Articles connexes :
- L'eSport fait vivre : épisodes I et II
- L'eSport fait vivre : épisodes III et IV
- L'eSport fait vivre : épisodes V et VI
- L'eSport fait vivre : épisodes VII et VIII
- L'eSport fait vivre : épisodes IX et X
Mots-clés : Chronique, eSport, Japon, Tokyo Game Show 2017
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